L'exposition dans ma tête
Je vous présente une exposition autour de l’appel à la sensation vibrotactile dans l’art contemporain. Nous débuterons par une brève présentation de chaque œuvre, puis par la scénographie et enfin l'analyse du corpus.
La première œuvre de mon corpus est WITHIN de Tarek Atoui qui s’intéresse à la manière dont la surdité peut changer notre compréhension de la performance sonore, son espace de diffusion et ses instruments. L’artiste a travaillé en collaboration avec des personnes sourdes et des luthiers afin de créer ensemble des instruments et modes de diffusion usant de la perception haptique. En effet, le champ des études sourdes mis en lumière par cette proposition est un terrain fertile dans le cas de notre étude. Dans notre corpus, cette œuvre est corrélée avec la proposition interactive de stations d’écoutes solidiennes faite par le LAUM (Laboratoire d'acoustique de l’Université du Mans). Les stations d'écoutes solidiennes sont des dispositifs d'écoutes par conduction osseuses. Inscrit dans une démarche d'œuvres pour tous, le public écoute de manière sensible (en contact avec le menton) le récit d'un médiateur narrant une œuvre artistique.
Instrument créé dans le cadre du projet WITHIN de Tarek Atoui
LAUM, Prototype de station d'écoute solidienne, 2010
Ensuite, nous avons deux œuvres qui sont des installations immersives reconstituant une expérience polysensorielle, incluant une perception tactile de la vibration. La première est Transvision mis en œuvre par Lucien Gaudion et Gaëtan Parseihian qui consiste en un dispositif de table flottante et vibrante conçu pour accueillir une personne allongée dont la vision est obstruée. Des ondes sonores sont harmonisées à une matrice de vibreurs mettant tout le corps de la personne en vibration. Cette description est celle de la première version de l'œuvre présentée en 2022, tandis que sa version actualisée présentée à l’automne 2024 est une proposition pour huit personnes. Cette évolution vers une expérience collective interroge les affects liés à la perception tactile qui sont un des enjeux de notre réflexion. L’autre proposition immersive de notre corpus est Stone Speakers - Les bruits de la terre de Julian Charrière. Les spectateurs sont invités à retirer leur chaussures à l’entrée de l’installation, puis quand ils pénètrent dans la pièce dédiée, ils découvrent une sculpture minérale et sentent sous leurs pieds le sol vibrer grâce à un dispositif de diffusion ambisonique conçu autour d’enregistrements de volcans de toute la planète amplifiés. Cette proposition se construit autour d’un discours écologique mais dans le cadre de notre étude elle interroge aussi notre rapport aux autres spectateurs, qui sont à peine discernables dans la pénombre mais auxquels il faut être attentif dans cet environnement qui brouille notre compréhension sensorielle.
Lucien Gaudion, Gaëtan Parseihian, Transvision, 2024
Julian Charrière, Stone Speakers - Les bruits de la terre, 2024
Enfin, le corpus s’ouvre sur ma production artistique qui est tournée vers la perception tactile des vibrations du métro parisien. Dans cette optique, je cherche à mettre en œuvre des accessoires textiles permettant d’ouvrir le champ de nos sensations tactiles. Dans l’exposition, ces prototypes feront écho aux expérimentations “d’objets sensoriels” de Lygia Clark et Hélio Oiticica réalisées au tournant des années 1970. Parmi ceux-ci, les gants sensoriels de différentes tailles et matières permettent d’appréhender des balles, elles aussi de différentes tailles, masse et textures, et par cette proposition d’exploration, les spectateurs sont en mesure d’adopter une posture interactive, centrale dans notre problème.
Réfléchissons maintenant aux enjeux de la scénographie de notre exposition. Comme souligné dans la présentation de notre corpus, de nombreuses œuvres impliquent la participation du spectateur, et cela traversera tout l’espace d’exposition qui sera vécue comme une expérience totale. On proposera d’abord à l’entrée l'œuvre Transvision, en effet ce dispositif immersif a valeur de suggestion méditative et invitera le spectateur à adopter une attention à la sensation vibrotactile dès le début du parcours. Ensuite, les deux propositions construites autour des perceptions sourdes se répondront l'une et l'autre dans une salle centrale. En effet, WITHIN est un projet extrêmement dense dont il conviendra de présenter des témoignages divers : vidéo, instruments, documents de recherche… L’un des modes de présentation du projet WITHIN pourrait être une narration descriptive faite par un médiateur permettant aux spectateurs d’en bénéficier via le dispositif de station d’écoute solidienne. Ensuite, à la sortie de cette pièce centrale se trouvera un petit couloir dans lequel les spectateurs seront invités à déposer leur chaussures pour expérimenter l'œuvre de Julian Charrière. Et enfin pour terminer, mes prototypes ainsi que le travail de L.Clark seront présentés dans une salle finale et une grande table sera dressée avec des textiles divers pour que les spectateurs puissent librement proposer leur prototypes “d’objets sensoriels”.
L’un des grands enjeux de ma réflexion est de définir un terrain d’affect commun autour de la sensation vibrotactile qui fait à la fois appel à la vibration sonore et donc à la perception usuelle qui est auditive et d’autre part à la perception tactile. On démarre la recherche depuis le champ des études sonores qui rencontre celui des études sourdes dans une démarche écologique voire écosophique selon l’acception que Roberto Barbanti fait de la dimension holistique de l’écoute. Un glissement théorique s’opère entre ces deux champ à travers la figure de Pauline Oliveros qui intervient dans la création de Tarek Atoui et qui est l’une des représentantes de la new sensibility et a développé l’écoute somatique qui se tourne vers le caractère incorporé (embodied) de l’écoute. Ainsi, le champ théorique et expérimental des arts sonores constitue la première pièce de notre approche méthodologique. Ensuite, le corpus s’ouvre à des propositions immersives qui interrogent d’une part le sens de la communauté et qui s’inscrivent dans des portées écologiques qui transcendent les limites de l’écologie sonore qu’on laissera alors de côté. Enfin, ma recherche-création a à voir avec la performance et les dynamiques d’interaction renvoyant aux esthétiques “relationnelles” de Nicolas Bourriaud ou “connective” chez Suzi Gablik. Ces expérimentations ont à voir avec les expérimentations de Lygia Clark qui s’interroge aussi dans une portée phénoménologique de la perception, face à laquelle il conviendra entre autres de convoquer Freud et Merleau-Ponty.
Numéro d'étudiant :
24000035
Chahinez gadari